USA – NOPE de Jordan Peele, un ovni inclassable

USA – NOPE de Jordan Peele, un ovni inclassable

Auteures : Kady Sy & Christelle Bakima

ps: Avis aux personnes qui n’ont pas encore vu le film, cet article pourrait vous spoilier, lisez-le avec précaution !

Le 10 août 2022, NOPE, le troisième long métrage de Jordan Peele, 43 ans, acteur, humoriste, producteur et scénariste afro-américain, est enfin sorti sur les écrans.

En quelques années, Peele a su s’imposer en vrai maître dans le cinéma d’horreur. Avec Get Out (2017), Us (2019) et maintenant NOPE, celui qui s’est fait connaître par la comédie avec Key & Peele, a incontestablement modernisé le genre. Il y a insufflé un souffle tout nouveau en bouleversant les codes. Aujourd’hui ses prises de risques et sa véritable vision d’auteur lui ont permis de rencontrer en peu de temps un succès international, qui le place durablement parmi ceux.celles qui font le cinéma d’aujourd’hui.

Nourri aux films de l’âge d’or du cinéma d’horreur américain – L’Exorciste (1973), Massacre à la Tronçonneuse (1974), Halloween (1978) ou encore Alien (1979) mais aussi de la période des années 80 avec The Shining (1980) – Jordan Peele pose un regard critique sur l’industrie du septième art, mais aussi sur la société américaine, en y explorant la question noire.

À l’image du titre de son film, NOPE, est différent de tout ce qu’a pu proposer Peele jusqu’ici. Une prise de risque, du grand spectacle et beaucoup de mystères. Un film à la croisée des genres : plus tout à fait dans l’horreur, désormais dans la science-fiction, toujours un peu dans la comédie. Comme à son habitude, Peele ne sert pas tout sur un plateau d’argent. Il laisse au public la liberté d’analyse et de réflexion nécessaire à mener pendant et après avoir vu le film. Le piège étant bien évidemment de tomber dans une  « sur-intellectualisation » des choses, au risque de vider de sa substantifique moelle l’expérience qui vient d’être vécue.

 

Les questionnements sont nombreux : pourquoi le film se situe dans un endroit éloigné de la Californie, avec un côté très « westernien » ? Pourquoi utiliser des caméras d’époque pour filmer un phénomène qui a lieu aujourd’hui ? Pourquoi faire autant référence à Internet, YouTube ou encore Oprah Winfrey ? Tout est sujet à question.

 

Et bien dans NOPE nous ne tombons jamais dans ce piège.

Si le film ne procure pas un sentiment de lourdeur, il prend du temps à démarrer. Le scénario n’est pas si inédit – un frère et une sœur témoins de phénomènes paranormaux – mais la mise en scène permet de tasser les défauts d’écriture. Le duo frère/sœur entre Emerald Hayworth, interprétée par Keke Palmer (on veut voir Keke Palmer beaucoup plus bookée à Hollywood !), et OJ Hayworth interprété par Daniel Kaluuya, fonctionne extrêmement bien. On sent qu’il y a des blessures, des traumas liés à leur propre relation mais aussi à la manière dont ils gèrent le deuil de leur père disparu au cours d’un événement paranormal. Emerald est extravagante, drôle, rentre dedans. On sent qu’elle veut s’amuser, s’échapper de sa condition, flirter avec des femmes, et éviter toutes conversations autour de cet étrange phénomène.

OJ est de son côté, plus renfermé est très détaché des strass et des paillettes qu’Hollywood fait miroiter. Il veut tout simplement continuer à faire vivre l’héritage générationnel du ranch familial que lui a laissé son défunt père. Il ne comprend pas vraiment les choix professionnels de sa sœur, est critique envers elle et déplore et la manière dont elle aurait de prendre pour acquis un héritage construit à la sueur du front. OJ est tellement attaché à ce lègue, que même lorsque la menace est présente, il ne veut pas fuir la maison et abandonner ses chevaux. Pour lui, ils représentent bien plus que ce qu’ils n’y paraissent : un attachement viscéral qui fait écho au mouvement Don’t Sell Your Grandma’s House, qui met en évidence la difficulté des familles noires américaines à conserver la generational wealth/richesse intergénérationnelle, face à une inflation et des tentations toujours plus fortes.

 

On retrouve l’aspect traumatique d’Hollywood chez Ricky, « Jupe », ex-enfant star interprété par Steven Yeun. Ricky applique l’expression « Trauma into Triumph » à la lettre : il capitalise sur ce qui l’a traumatisé dans son enfance, en créant un parc d’attraction dont il est le personnage principal. Il y aménage une pièce, dont il fait payer l’accès, avec tous les objets du tournage de la sitcom dans laquelle il a joué plus jeune, « Gordy’s Home ». Il est le seul à avoir été sauvé par Gordy le chimpanzé, car il n’a pas regardé la menace lors de l’attaque et croit ainsi avoir un lien spécial avec ce dernier, de la même façon qu’il pense pouvoir dompter la menace, la créature au ciel.

Des visuels à couper le souffle, au travail sur le son et lumière, en passant par une bande originale (signée Michael Abels) et un casting cinq étoiles, NOPE arrive à poser des questions juste sans bouder notre plaisir.

NOPE un film qui parle du cinéma et de son industrie à l’état pur. On pense à l’exploitation animale à travers Gordy le singe, le rapport entre dominé/dominant. Que se passe-t-il quand l’oppresseur devient l’opressé ? Quelle est la place des Noirs dans le cinéma américain ? À travers NOPE, Peele se penche sur le fait de se réapproprier son histoire, par le prisme de  la question noire. Dans un premier temps, le film crédite une vidéo qui représente le premier film créé à partir de photos représentant dans un plan de 2 secondes un jockey noir, présenté comme l’arrière-arrière-arrière-arrière grand-père du duo Hayworth. Aujourd’hui le public a retenu celui qui a pris la vidéo, un homme blanc et non celui qui y apparaît. C’est ainsi une critique acerbe d’Hollywood et de son obsession à whitewasher l’Histoire que Peele propose. On comprend mieux la volonté acharnée des enfants Hayworth à vouloir être les premiers à capturer l’image de ce phénomène étrange avant qu’une personne blanche ne soit acclamée pour être la première à l’avoir fait, comme c’est souvent le cas – représenté ici avec ce journaliste de TMZ. Aussi, on comprend encore mieux le malaise qui transparaît de la présence d’OJ et Emerald sur le plateau de tournage, seuls Noirs face au regard blanc des techniciens et l’équipe de tournage.

Dans un second temps, un détail, qui n’en est pas un, OJ s’appelle OJ ! On y voit forcément une référence à l’affaire OJ. Simpson qui a passionné et déchiré l’opinion publique américaine et demeure un traumatisme au sein de la communauté noire aux États-Unis.

Quelle est la place des Noirs dans le cinéma américain ? À travers NOPE, Peele se penche sur le fait de se réapproprier son histoire, par le prisme de  la question noire.

Les questionnements sont nombreux : pourquoi le film se situe dans un endroit éloigné de la Californie, avec un côté très « westernien » ? Pourquoi utiliser des caméras d’époque pour filmer un phénomène qui a lieu aujourd’hui ? Pourquoi faire autant référence à Internet, YouTube ou encore Oprah Winfrey ? Tout est sujet à question.

Comme NOPE est une expérience qui se vit au cinéma, posons maintenant notre regard sur la cinématographie. Les plans sont extrêmement pensés et  réfléchis : lorsqu’un élément se retrouve présent dans le cadre, aussi banal soit-il, c’est tout sauf anecdotique avec Jordan Peele. N’oublions jamais, le cinéma est un art du regard avant tout ! La couleur, élément central au cinéma, est très souvent significative dans le cinéma d’horreur, et ça l’est encore ici. Encore car oui, Jordan Peele utilise énormément le bleu et le rouge tout au long de ses films. Le bleu dans le cinéma d’horreur rappelle la nuit, le mystère, la difficulté de voir, le macabre, la peur aussi. Le rouge, le sang, le mal, les enfers, la souffrance. Chez Peele, ces couleurs font écho au drapeau des États-Unis. Dès le début du long métrage, l’animation présentant la société de production de Jordan Peele, Monkey Paw, est parsemée de bleu et rouge, puis c’est dans les vêtements, dans les palettes de couleurs de certaines séquences qu’on les retrouve à nouveau rien est laissé au hasard. Son processus est souvent le même car on le retrouve aussi dans ses deux films précédents :

Un art du regard ? Un visuel important. Et alors, laissez nous vous dire que le film est beau. Il est beau dans son état le plus pur. Les plans larges permettent d’admirer la vaste étendue de sable, de décors aussi spectaculaires les uns après les autres. L’utilisation de l’espace négatif, qui est un procédé au cinéma qui consiste à réduire les personnages dans le cadre, intensifie ici la puissance expressive des personnages. De nombreux plans sont en contre-plongée, ce qui donne un effet gigantesque à ce qui nous est montré par la caméra. En mettant le public dans une position inférieure au point de vue des personnages, la contre plongée permet de vivre en simultané les émotions par lesquels ils passent et ainsi rire ou frissonner avec eux.

La richesse technique de NOPE et sa beauté visuelle passe aussi par la manière dont les peaux sont filmées, et plus particulièrement les peaux noires. Le cinéma, et les arts de l’image, ont une longue histoire d’incompétence à faire avec les peaux noires. Pendant très longtemps, et aujourd’hui encore, les équipes techniques (très souvent blanches),, étaient incapables de sublimer les acteurs.trices noir.e.s.  Des personnages dans des décors sombres, à la peau terne ou non contrastée, à peine visible.. Situation d’autant plus dramatique lorsqu’on sait à quel point les couleurs et le ton sont importants dans le cinéma d’horreur.

 

Enfin, NOPE utilise et réinvente les codes de l’horreur et les références horrifiques avec brio. Le plan sur la maison blanche en sang rappelle une maison de l’horreur à la Amityville, maudite, condamnée et annonçant le mal. Ou encore ce plan à l’hôpital où OJ est assis près du lit de son père, des gouttes de sang rouges qui longe son t-shirt, au milieu d’un cadre épuré et éclairé.

Cette peur angoissante, dans cette séquence au ranch où il n’y a ni musique extra et intra-diégétique (extérieur au film – souvent une chanson – intérieur au film) : des visages aux formes effrayantes et cauchemardesques et la façon que les enfants Park ont de se tortiller. On pense à cette séquence édifiante du massacre sur le plateau du tournage de « Gordy’s Home ». Si dans un premier temps, elle se passe hors-champ, sa découverte complète plus tard dans le film, suggère que quelque chose d’horrible se passe.

En s’ouvrant par un verset biblique, NOPE invoque la religion pour annoncer le mal et créer la peur : « Je jetterai sur toi des impuretés, je t’avilirai, Et je te donnerai en spectacle. » (Nahum 3:6). Des coupures de courant, des caméras qui coupent, des personnes qui disparaissent, tout nous rappelle l’Apocalypse, la fin des temps et le chaos. Le fait que ce qui cause cela soit quelque chose de présent dans le ciel, rappelle la puissance divine et la punition divine. A la fin, et c’est tout sauf un détail, la créature a presque une forme angélique. Dans Nahum 3:6, le mot spectacle est utilisé, et dans le film le lien peut être fait avec une interprétation punitive de cette industrie du spectacle abusive, des péchés qu’elle incombe, du mal qu’elle provoque (Gordy, exploité qui finit par se révolter et faire couler du sang) et de cette soif avide de toujours aller plus loin dans la violence, pour attirer le regard du voyeur. Ce tourbillon est aussi représenté par une métaphore, au générique de début, où les noms crédités sont aspirés les uns après les autres.

Ici encore, Jordan Peele frappe fort. Il divise le public par le parti pris de son nouveau long-métrage mais aussi par la différence totale avec ses deux précédents. NOPE est un ovni. On peut l’adorer comme le détester, mais le film est ambitieux et mérite de réelles pistes de réflexions, avec des analyses à plusieurs nouveaux.

On parie que dans quelques années, une fois un recul pris sur l’œuvre, on s’assiéra et on se demandera comment Jordan Peele a fait pour nous proposer un tel spectacle. En véritable amoureux de cinéma, Peele laisse la place à l’interprétation et à l’imagination du public. On vous invite à vivre cette expérience cinématographique en salles obscures, pour découvrir Ben Non, comme l’appellent nos amis Québécois, en salles depuis le 10 août dernier en France.

 

 

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